Avant
En redécorant ma nouvelle chambre à coucher, j'ai placé une photo de moi et mon Amoureux prise par mon ami photographe l'automne dernier. Bien en vue, en haut de ma chaise de lecture.
Et je me disais, en nous regardant avec notre air coquin, que la vie ne nous épargnait pas beaucoup. Que malgré nos visages détendus sur image, quelque chose, dans nos yeux laisse deviner une faille.
Alors j'ai observé d'autres photos de nous "avant". Avant le diagnostic. Avant que je sache ce qui se terrait dans ma tête, ce qui allait sonner l'alarme. Puis avant de savoir qu'il y avait progression, menace réelle.
Que voit-on sur les photos de ma vie d'avant? J'aimerais vous dire que j'étais heureuse, pleine de vie, de projets. Que mes yeux brillent, que mon front est exempt de souci. Oui. J'aimerais vous dire qu'avant mon diagnostic ma vie était parfaite.
En fait, elle l'était. Mais je ne l'ai pas toujours vue. Comme bien des gens, j'avais des préoccupations, des insatisfactions. Les photos prises entre 1996 et 1999 montrent mon sourire sans âme, parce que j'étais seule, que je luttais difficilement contre la dépression, contre l'envie de tout foutre en l'air. J'étais préoccupée par une maîtrise qui avançait par à-coups, irrégulièrement. Je me demandais si, une fois mes études terminées, je trouverais du travail. J'avais des soucis d'argent. Passé 1999, je vois cette femme sur le départ. Amoureuse, mais sans illusions sur l'amour. Je la vois ici, qui lève son verre après l'obtention d'un nouvel emploi. Je sais qu'elle y sera malheureuse trois ans. Je sais qu'elle aura peur de ne jamais enseigner. Je vois aussi le sourire sans éclat de mon Amoureux. Soucieux de retrouver un emploi dans son domaine, dans une ville qu'il ne connaît pas. Avec le recul, je sais maintenant qu'il est en dépression. Que le fait que j'ai eu cet emploi n'a qu'aggravé le constat qu'il échoue ses entrevues... Et puis d'autres photos où je suis enceinte. Mais y suis-je épanouie? Non. Pas comme je l'aurais souhaité. J'ai peur. Mon Amoureux ne travaille toujours pas. Mon emploi me déprime. Et dès les photos de Noël 2001, trois semaines avant mon accouchement, il y a déjà la menace.
Non. Pour retrouver mon insouciance, mes espoirs, il me faut remonter plus loin. Bien avant. Avant la vie d'adulte.
C'est bizarre, n'est-ce pas? Comme la vie est étrange. Comme le coeur humain est insatiable et comme nous sommes incapables de saisir l'instant. Pour cela, il faut que les épreuves s'en mêlent. Qu'elles s'interposent entre nous et le bonheur et, soudainement, les anciennes peines, les difficultés, les frustrations, nous semblent bien peu de choses. Rien qui ne valait la peine de se rendre malheureux.
Pourquoi faut-il attendre la maladie, la douleur, la perte pour savourer la vie dans ce qu'elle a de beau, de simple?
Je pense que les deux amoureux sur la photo, sur le mur de cette chambre repeinte, chaleureuse, savent le prix du bonheur. Leurs airs coquins, leur sourire en coin n'ont rien d'insouciant. Non. Une gravité, peut-être. Mais surtout, une volonté de regarder la vie en face. De la prendre à bras le corps. En la savourant dans ce qu'elle a de difficile et de beau.